Ribines - Par Transistoc’h
25 min 57 sec 28 novembre 2025
Photo de couverture : Jean Engel, CC BY 4.0, via Wikimedia Commons
Interview réalisée par Catherine Boemare, socioéconomiste au Cired (Centre international de recherche sur l’environnement et le développement) de l’EHESS, membre du groupe de travail Poete (Post-littoralisation et transition environnementale) du groupe de recherche Omer (Océan et mer) du CNRS
Ref : Vingt-mille lieues sous les mers de Jules Verne (1870)
Hélène Artaud est anthropologue de la mer au sein de l’UMR 208 PALOC « Patrimoines locaux, environnement et globalisation », enseignante-chercheuse au Museém national d’histoire naturelle de Paris. Elle a toujours eu la mer pour horizon, depuis le sable de ses premiers pas au Maroc à l’île de la Réunion en passant par le Cotentin, sans oublier le pont du bateau où vivait son père. Les récits de ce dernier et des écrivains voyageurs ont bercé et façonné l’imaginaire d’Hélène. Devenue anthropologue, elle a pu constater la pluralité des histoires océaniques qui cohabitaient sans nécessairement se connaître.
Pour les occidentaux modernes, Vingt Mille Lieues sous les mers de Jules Verne est un classique du récit maritime.
En quête d’un monstre marin et chargé de l’identifier, un zoologue du Muséum, le professeur Pierre Aronnax, est précipité dans l’océan. Recueilli à bord du Nautilus, il découvre la bibliothèque du capitaine Nemo (premier extrait).
Quand un cyclone était annoncé à la Réunion, l’école fermait et la jeune Hélène et son père se barricadaient dans le bateau en attendant que le temps se calme. La bibliothèque de bord paraissait alors déjà à la fillette comme un rempart contre les éléments. Elle a réalisé bien plus tard que l’océan qui l’habitait était le fruit de son vécu et de son expérience. Elle a compris l’origine de sa vision en relisant Jules Verne. Les œuvres littéraires ont façonné notre vision du milieu marin.
L’anthropologue Bronislav Malinowski, par exemple, puisait dans la Méditerranée d’Homère ou de Conrad pour décrire l’immensité marine.
Après avoir exploré la « forêt sous-marine », le professeur Aronnax exprime son impuissance à décrire ses impressions et son expérience.
Pour Hélène Artaud, c’est le paradoxe auquel nous confronte l’océan : il est indicible tant il nous surprend. Sa nouveauté nous paraît si absolue qu’on peine à le raconter avec notre vocabulaire si terrestre.
La recherche en sciences humaines liée à la mer — « les humanités bleues » — pointe en effet notre lecture continentale de l’océan : la terre, sa fermeté, son caractère statique, ses frontières contrastent avec les relations, les mouvements, les porosités qui caractérisent l’océan.
Le capitaine Nemo n’échappe pas à cette vision continentale (il voit des forêts sous la mer) ; s’y ajoute sa perspective matérialiste. Jules Verne est par excellence dépositaire de cette perspective Atlantique : le progrès, les inventions précèdent la découverte du milieu marin.
Le troisième extrait choisi par Hélène Artaud est justement l’ode à l’électricité que Nemo fait au professeur Aronnax en détaillant ses instruments de bord, électriques. Le professeur lui-même est fasciné par les machines. Anita Conti montre très bien combien ces instruments s’interposent entre l’humain et la mer. Hélène Artaud évoque la « techno-esthésie » des Européens modernes, quand d’autres marins très proches de la mer (arabes, mauritaniens ou micronésiens) privilégient « l’éco-esthésie » : ils pensent l’océan comme un espace bavard dont on peut interpréter les signes sensibles pour y prendre véritablement part.
Encadrée par nos instruments, la nature s’est vidée de toute vie. Quant au capitaine Nemo qui entend rompre avec la civilisation, il ne se soumet totalement à ses diktats : bibliothèque, collections d’œuvres, machines et progrès. Bien loin de rompre avec la civilisation, il la transporte jusqu’au fin fond de l’océan. Le navigateur Bernard Moitessier l’a bien compris qui bannit la boussole pour ne pas avoir à fixer une aiguille aimantée, mais bien à tourner son regard vers le ciel et la mer.
Une émission réalisée avec le concours de Bénédicte Barillé et Thomas Debeugny de l’EHESS, Transistoc’h, l’équipe des Littoraux poétiques et le CNRS.



